REPORTAGE

Fatna

Dans cette chambre, exigüe et sombre, Fatna tisse. Elle découpe des bandelettes dans ses vieux vêtements et détricote des pulls élimés. Parfois, toute une journée, parfois quelques heures selon la charge de travail, pour tuer le temps ou l’ennui. Depuis que ses enfants ont grandi, ses petites filles se chargent d’aller chercher le bois pour alimenter le kanoun et d’accomplir les corvées. Alors, elle reste des journées entières sur son métier, posé en face de son lit de veuve. Ses gestes sont mécaniques, réguliers. Elle fait des nœuds autour du fil de la trame puis elle coupe d’un coup sec, le surplus de tissu. Elle aligne les morceaux de chiffons par couleur, en rangée de six ou huit nœuds. Puis, elle change. Des losanges incertains et des carrés presque ronds apparaissent comme par magie, défiant les lois de la géométrie. Pourtant, Fatna ne sait ni lire ni compter, elle fait les choses comme elle les sent, à l’instant, à l’œil. Ce qui donne à ses boucharouites un petit grain de folie. Elle a bien tenté de copier les tapis qu’elle a vu chez ses voisines mais le résultat ne ressemble en rien à ces nattes parfaites tout droit sorties des feuilletons turcs. Du bleu, du vert, du jaune, elle ose tous les mélanges. Ce joli bleu lumineux est celui qu’elle préfère. D’ailleurs, elle en porte sur elle aujourd’hui. Malgré les années et la fatigue, elle est toujours restée aussi coquette. Pour chaque fête, elle pare ses mains et ses pieds d’une couche épaisse de henné. Hors de question de laisser apparaître ses ongles abîmés et les crevasses de ses mains de paysannes. Elle aime aussi accorder ses tenues. Sur sa robe de chambre, qu’elle porte comme un manteau, elle a ajouté un foulard, de la même couleur, dont certains morceaux ont déjà servi à orner le tapis qu’elle tisse encore. Cela ne la dérange pas. Ah, elle en a fait des boucharouites ! Un à deux par an pendant les quinze dernières années. Elle en a fait pour chacun de ses enfants, pour ses sœurs, pour sa famille. A chaque fois, elle a choisi les plus beaux habits de sa garde robe pour en faire un petit matelas de couleurs et de douceur pour leur masure austère. Mais celui qu’elle tisse aujourd’hui, elle le gardera pour elle, en prévision du prochain hiver, rude, des montagnes de l’Atlas. Il sera grand et épais pour couvrir toute la surface de la pièce. Elle l’a bien mérité. Fatna a toujours préféré les boucharouites faits de ses propres mains aux tapis standards achetés sur le marché du village voisin, beaucoup moins chaud et sans âme. Ces fils, eux, ne les aiment pas. Ils les plient dans un coin de chambre et ne les sortent qu’en cas de grand froid ou pour servir d’alèse aux petits. Ils ont honte de les poser chez eux, ces boucharouites, symbole de leur indigence. Soit. Mais se rendent-ils bien compte de toute la patience et l’amour, qu’il a fallu pour arriver à bout de cet ouvrage ? Pourtant, c’est beaucoup d’elle-même qu’elle tisse entre les fils de coton, de ses robes qui portent encore son odeur, des chemises de leur père, aujourd’hui mort, cultivant la nostalgie d’une autre vie.