REPORTAGE

Keltoum

Assise sur son vieux boucharouite, elle pose ses doigts fins sur tout ce qui l’entoure. Depuis que ses yeux ne veulent plus éclairer son monde, elle se serre de ses mains pour le regarder et le sentir. Keltoum n’a pas d’âge. On dit qu’elle aurait cent ans, peut être. Mais au fond, qui sait? Elle, pourtant, semble n’avoir jamais quitter l’enfance. Un rire espiègle et des yeux taquins ponctuent toutes ses phrases. La vieille femme aveugle qui sourit aux nuages n'a rien perdue de sa vivacité d'esprit. A croire que l’âge faisant, elle a remonté le temps. Elle se souvient de l’époque où son père, écrivain public, accueillait tous les villageois en quête de correspondance. Elle garde vifs les souvenirs de ces jours d’insouciance où elle jouait avec les petits des Français qui peuplaient son village. Elle est même allée quelque temps à l’école, se souvient-elle. Car Keltoum n’est pas comme ses voisines paysannes, sans éducation. Sa mère était de Marrakech, de la grande ville. Seul son mariage avec ce notable local, son père, l’avait conduite dans ces montagnes. « Non, ce n’est pas ma mère qui m'a appris à faire des tapis de chiffons, dit-elle. Ce bas ouvrage n’est réservé qu’aux petites gens. J'ai appris avec les femmes du village ». C’est la misère, leur bien commun, qui lui a enseigné le travail du tissage. Chaque hiver, lorsque les travaux des champs se faisaient plus rares, elle a tissé des vêtements devenus inutiles. En tissant, elle retrouve la même émotion, la même énergie qui l'animait lorsqu'elle dessinait dans la salle de classe. Et elle tissait au rythme des chiffons qui s’épuisent et des envies qui changent. Pendant des années, elle a noué des chiffons rouges et verts, ses couleurs favorites pour faire apparaître des formes difformes et des lignes discontinues. D’ailleurs, pourquoi en parler avec des étrangers, aujourd'hui, alors que le dernier tapis réalisé à l'âge de son petit-fils qui entre au Collège? Pour elle, c’est de l’histoire ancienne : « Le temps des boucharouites est derrière moi comme l’est ma vie » dit-elle. Les villageoises sont passées à autre chose, au modèle actuel aux couleurs fluorescentes. Keltoum est sans complaisance pour cette nouvelle génération pour qui tout est facile: « elles ne savent que laver le linge et regarder la télé. A mon époque, les tâches étaient beaucoup plus rudes» et le temps consacré au tissage, plus précieux. Maintenant, avec tous ces nouveaux modèles qui se vendent si bien, sur le marché local, ses boucharouites ne sont plus que les témoins d’un temps révolu, celui où ses yeux de petite fille émerveillée, lui révélaient, encore, la profondeur des couleurs.